Garde-robe(s)

Salon rose & chambre de Monsieur, villa Noailles

VESTIAIRE CONTEMPORAIN
POUR MARIE-LAURE DE NOAILLES, PRÉSENTÉ DANS L’EXPOSITION
« LES NUITS D’ÉTÉ » DE PIERRE YOVANOVITCH DANS LE CADRE DU CENTENAIRE DE LA VILLA NOAILLES.

AVEC LA PARTICIPATION DE :

CHANEL
DANIEL ROSEBERRY, POUR LA MAISON SCHIAPARELLI LANVIN
VIKTOR & ROLF
MAISON RABANNE
JEAN COLONNA
EMMA BRUSCHI
RÓISÍN PIERCE
ESTER MANAS
JEAN-PAUL LESPAGNARD
MARIT ILISON
CHARLES DE VILMORIN
NIX LECOURT MANSION
STÉPHANE ASHPOOL POUR PIGALLE

« Tout dépend de l’hôtesse : elle est le chef d’orchestre. »

Au cours des années 1960, la journaliste gastronomique Ninette Lyon réalise une série de portraits de personnalités du monde de l’art, de la mode et de la haute société pour Vogue. En les interrogeant sur leurs mets et recettes de prédilection, Andy Warhol, Louise de Vilmorin, Lucio Fontana ou encore Federico Fellini dévoilent – très littéralement – leurs goûts. Au mois de mars 1965, en deux doubles pages, illustrées de son portrait par Balthus, Marie-Laure de Noailles se plie à son tour à l’exercice. La grande mécène de l’art moderne se livre ainsi sur son penchant pour le boudin blanc et disserte sur la quantité de crème à utiliser dans une purée de petits pois réussie. La vicomtesse est une habituée des pages du magazine de mode tant dans son édition française qu’américaine : depuis son mariage en 1923 à Grasse, chacune de ses apparitions publiques donne lieu à un commentaire. Ses robes, manteaux, bijoux et les manières qu’elle a de les porter sont identifiés et étudiés avec ferveur. Les personnes qu’elle rassemble dans ses salons parisiens comme dans sa villa hyéroise – autour de plats forts en ail, à en croire Ninette Lyon – le sont tout autant. Marie-Laure de Noailles est une « dame du Vogue », comme la qualifiera la journaliste Bettina Ballard pour marquer l’influence que celle-ci exerce en matière de prescription et d’élégance, et ce sur plusieurs décennies. Elle est à ce titre parmi les femmes les plus photographiées et dessinées de ce milieu du XXe siècle : les scrapbooks qu’elle compose à partir des nombreuses parutions que lui consacre la presse attestent de cette profusion d’articles et de portraits qui lui sont consacrés.

Il serait tentant de passer avec une distraction amusée sur ces centaines de pages illustrées, qui, des années 1920 à 1960, semblent renseigner tous les aspects de sa vie ; de reléguer couture, cuisine et mondanités au rang de bavardages ou d’anecdotes superficielles à l’aune de l’engagement et du soutien décisif que le couple Noailles apporte aux plus illustres artistes des mouvements d’avant-garde. Pourtant, ses archives racontent toute l’importance qu’elle accorde à ce qu’elle porte, où et avec qui. Par-delà l’hypothèse de la vanité ou du narcissisme, ces milliers d’images invitent à percevoir dans le choix d’une robe, d’une fréquentation mondaine, dans l’orchestration d’un dîner et des tenues à y montrer, quelque chose de plus révélateur.

Car « la mise en scène de la vie quotidienne », pour reprendre le titre d’un essai qu’Erving Goffman fait paraître au milieu des années 1950, est bien chargée de significations . En filant la métaphore théâtrale, le sociologue nous invite à voir en chaque individu un acteur, conscient du décor qu’il compose et des jeux scéniques qu’il y déploie. En d’autres termes, l’élaboration de ces images de soi, de soi accompagné d’autres et de choses choisies, constitue une culture visuelle que l’on peut étudier au même titre qu’une œuvre. Dans ces mondes et ces apparences se nichent autant d’histoires et de convictions esthétiques profondes.

À l’occasion du centenaire de la villa conçue par Robert Mallet-Stevens, c’est par ce prisme, a priori humble, qu’on se propose de retrouver Marie-Laure de Noailles. Son vestiaire à ce jour dispersé, l’espace physique et symbolique de la garde-robe se reconstitue au fil des images : clichés d’amateurs, de famille ou d’amis, portraits posés, peints, photographiés ou encore dessinés, pour les revues de mode. C’est dans cette riche iconographie, la diversité de ses supports, que s’entreprend un inventaire. Vêtements, accessoires et fréquentations, tous ces objets périphériques revêtent par là une importance nouvelle. Si ce n’est un centre névralgique, ils constituent des rouages et des ramifications à même de relier la mode et ses mondanités aux autres expressions artistiques d’une période. Un jeu de piste dans la vie – moderne et quotidienne.

Doubles expositions
En quelques tons de noir et de gris, les crayons de l’illustrateur Carl Erickson saisissent comme peu d’autres l’élégante nonchalance parisienne. Au cours de l’été 1929, il représente Marie-Laure de Noailles assise sur un fauteuil, les mains croisées sur les genoux : son manteau « bleu sombre » est assorti d’une robe en foulard imprimé. On reconnaît là un principe récurrent, propre aux silhouettes que compose Gabrielle Chanel durant les années 1920, celles où la créatrice se plaît à prolonger sur la doublure d’un manteau trois-quarts, porté ouvert, les motifs de sa robe. Au cours de la décennie, la vicomtesse adopte pleinement le vestiaire que cette dernière élabore pour une nouvelle femme – affirmée et pragmatique. Comme le savent « toutes les personnes avisées », souligne l’article, c’est rue Cambon qu’une nouvelle féminité se forge et qu’on conçoit son nouveau vestiaire. Mais la lectrice attentive n’aura pas manqué le détail qui, seul, sert de décor à ce portrait. Derrière sa tête coiffée d’un chapeau paré d’une broche, se devine l’amorce d’un tableau. Braque, Lhote ? Ce petit pan de toile cubiste sert à situer Marie-Laure de Noailles comme une grande collectionneuse. Plus qu’un arrière-plan, le fragment de peinture dialogue aussi avec son allure. Aux yeux de Richard Martin, les modifications radicales de la mode féminine au cours des premières décennies du XXe siècle, notamment le passage de la ligne en S à la ligne tubulaire, sont indissociables d’une culture du cubisme qui diffuse ses principes et surtout de nouvelles manières de regarder et représenter le corps humain. « Chanel is surely practising Cubism in fashion » voulait démontrer le commissaire d’exposition en insistant sur l’effet de rupture introduit par l’usage de la maille dans la construction des pièces de vêtement. Sa lecture de ces connivences formelles et structurelles permet de poser néanmoins une hypothèse : celle de l’adéquation des différentes composantes d’un univers dans leurs matériaux, leurs volumes ou leurs modes d’assemblage. C’est ce qui relie en un sens aussi l’ensemble de sport porté par Marie-Laure de Noailles lorsqu’elle pose dans le salon que Jean-Michel Frank réalise en 1926, place des États-Unis. Les panneaux de parchemin et la marqueterie de paille conçus par le décorateur font écho à la simplicité matérielle de sa robe en jersey – un fil tricoté aux compositions géométriques bicolores, à rebours de toute ornementation superflue. Ainsi s’affirme un nouveau rapport au corps, dans ses habits et son habitat. Les shorts et débardeurs rayés, portés par les hommes comme les femmes dans Biceps et bijoux que réalise Jacques Manuel en 1928 à la villa d’Hyères, appellent ainsi une forme d’héliotropisme que les terrasses et larges baies vitrées corroborent très justement.

Le tournage du Sang d’un poète de Jean Cocteau, au cours de l’année 1930, que les Noailles financent, marque le début d’une nouvelle décennie. À l’arbitraire enchaînement des années correspond néanmoins une modification perceptible dans les silhouettes féminines. La longueur de la robe en dentelle que porte Marie-Laure de Noailles pour son rôle de figurante dans le film suit cette logique en se substituant aux formes plus courtes et droites des années précédentes. Bleu pâle et noires, les larges bandes avec lesquelles Gabrielle Chanel compose cette tenue du soir s’introduisent sans peine dans l’imagerie contrastée du poète cinéaste : elles symbolisent aussi, comme des anneaux concentriques, les réseaux que Cocteau fédère et qui associent cette fois la cliente et la couturière dans une même position, un même rôle de mécènes auprès de l’artiste.

En 1933, toujours pour Vogue, George Hoyningen Huene fait poser Marie-Laure de Noailles devant une peinture de Christian Bérard : il s’agit de son propre portrait qu’elle a commandé au peintre dont elle et Charles collectionnent le travail. Cette « double exposition », comme la qualifie le magazine joue du passage entre l’image peinte et photographique, mais évoque aussi d’autres affinités électives. Car Bérard, qui laisse sa créativité s’exprimer des décors aux costumes de théâtre, est aussi un illustrateur de mode prolifique. Proche de Carmel Snow, la rédactrice en chef de Harper’s Bazaar, il réalise pour le magazine américain un dessin de la vicomtesse en 1935. Accoudée à une colonne, vêtue d’une robe de velours noir et blanc créée par Jeanne Lanvin, l’allure si reconnaissable de Marie-Laure de Noailles permet à l’artiste de faire son portrait sans même dessiner son visage. Quelques boucles brunes suffisent à lui conférer une présence paradoxalement si incarnée.
Mais c’est derrière l’objectif de Man Ray qu’elle se démultiplie plus encore, des séjours du photographe à Hyères jusqu’à ses visites dans son studio parisien. Filmé pour les Mystères du château du Dé en 1929 dans sa villa, sujet d’un rayogramme paru également dans Harper’s Bazaar en 1937, son visage se prête à ses différentes expérimentations visuelles qui interrogent souvent les limites du genre : portrait, photographie de mode ou œuvre d’art ? Pour ces nombreuses images, Marie-Laure de Noailles dévoile des pans entiers de sa garde-robe : le vêtement n’est pas pour elle un terrain d’explorations excentriques, du moins ne se déguise-t-elle pas pour ces différents clichés. C’est souvent un vestiaire du jour où les ensembles tailleur reviennent fidèlement, comme les noms des créateurs dont les collections l’accompagnent au fil des années, des décennies même. Si Chanel est une constante tout au long de sa vie, un nouveau nom surgit à l’occasion d’une séance chez Man Ray en 1931. Marie-Laure porte une des premières silhouettes « pour la ville » qu’Elsa Schiaparelli vient de dévoiler, s’établissant ainsi en véritable maison de couture. Les affinités sont multiples si l’on songe aux spectaculaires compositions brodées ou imprimées que Jean Cocteau et Salvador Dalí, tous deux proches des Noailles, conçoivent les années suivantes avec cette « artiste des modes ». Mais étonnamment peut-être, la vicomtesse ne cède pas à ces pièces d’exception qui affirment pourtant leur penchant surréaliste de manière aussi ostensible. Elle leur préfère l’autre silhouette caractéristique de Schiaparelli, en apparence plus retenue, où la surprise se lit dans la découpe d’une poche, la forme d’un bouton placé sur ses capes et vestes noires. Seule entorse à cette règle, un cliché pris sur le vif dans un jardin verdoyant montre Marie-Laure de Noailles dans un chemisier imprimé de papillons – comme prêts à s’échapper dans la nature environnante. Ce fut le motif central de la collection de l’été 1937 par la créatrice italienne qui tend là un malicieux miroir à Man Ray dont les photographies capturaient également les compositions kaléidoscopiques de leurs ailes.
À l’issue de la guerre, une nouvelle génération de couturiers s’impose : Jacques Fath, proche et confident de Marie-Laure de Noailles, Christian Dior, Pierre Balmain, Jean Dessès ou encore Hubert de Givenchy, qui, tous fréquentent assidûment ses salons et plus encore ses soirées. Coutumes et costumes ont sensiblement évolué. Si l’insolente créativité demeure, comme en atteste l’humour impétueux du bal de la Lune sur Mer qu’elle organise en 1952 à Paris, un vent de nostalgie souffle sur les tenues. Les années 1950 redécouvrent dans les formes, les motifs et les décors un esprit révolu et le goût de l’historicisme. Le ton est donné dans une série de photographies que Willy Maywald réalise de la vicomtesse dès 1948, entourée des collections de peintures et d’arts décoratifs héritées de sa famille Bischoffheim. La soie moirée a remplacé le jersey, la taille cintrée et les plis creux, la ligne droite des tenues sportives des années 1920. De même, dans un reportage tout en couleur pour Vogue en 1956, c’est drapée dans une robe satin et une étole de faille bleu roi, que sa silhouette se détache contre les boiseries XVIIIe de son hôtel particulier parisien. En arrière-plan, une nouvelle fois les tableaux qui ont ponctué nombre de ses portraits au fil des années – Watteau, Delacroix et Prud’hon ont remplacé le fragment de toile cubiste. Serait-ce le signe du retour du goût bourgeois que l’esprit moderne s’était efforcé de combattre ? L’histoire du vêtement et de ses matériaux livre sans doute le plus concluant épilogue à ce grand récit de la modernité. Dès 1954, les ciseaux de Chanel ont raison du New Look. Marie-Laure de Noailles ne commande pas moins de soixante tailleurs de tweed à la créatrice de la rue Cambon qui met en forme cette nouvelle ère, non sans renoncer aux principes et aux acquis de la précédente. C’est ainsi vêtue que la vicomtesse se rend désormais chez Iris Clert comme à la rencontre des Nouveaux Réalistes.

L’exposition « Garde-robe(s) » rend compte du vestiaire disparu de Marie-Laure de Noailles. Plus qu’un exercice de reconstitution historique, l’installation juxtapose archives d’hier et d’aujourd’hui, objet et iconographie pour mettre en scène son imaginaire de mode. Entre résonances formelles et liens fortuits, ce sont des univers esthétiques comme des réseaux d’amitié qui se dessinent, replaçant les créations des couturiers en regard des œuvres et des espaces qui les ont vu naître – et de ce qu’ils ont inspirés à leur tour.

En trois chapitres se déroule le fil d’une narration qui fait volontiers fi des logiques historiennes. Si l’on plonge en premier lieu dans les galaxies artistiques de l’entre-deux-guerres, moment fondateur à plus d’un titre d’un certain esprit des lieux propre à la villa centenaire, les portes s’ouvrent aussi pour laisser entrer d’autres protagonistes.

Ceux qui poursuivent à leur tour la vocation initiale du bâtiment de Mallet-Stevens, un lieu propice à la création, aux expérimentations plastiques dans ce qu’elles ont de plus contemporain. On esquisse quelques jalons marquants d’une rétrospective partielle du festival de mode, avec la contribution de certains des lauréats, qui, depuis 1985, étoffent symboliquement la garde-robe de Marie-Laure de Noailles.

Le troisième volet de ce vestiaire est confié à des créateurs récemment récompensés dans le cadre du festival et dont l’audace aurait assurément séduit la vicomtesse. À l’orée d’une œuvre et d’une carrière, ils incarnent chacun parfaitement les potentialités créatives du présent, souvent par-delà le medium du vêtement.

Émilie Hammen
Historienne de la mode, Fashion historian

Garde-robe(s) - © Villa Noailles Hyères

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