Tournage sur bois d’Aiguines, savoir-faire régional

le 28 juin 2019
Tournage sur bois d’Aiguines, savoir-faire régional - © Villa Noailles Hyères

Depuis la nuit des temps, l’homme rencontre la matière. L’âge du bois débute à la période néolithique et commence à décliner alors que les premières révolutions industrielles ébranlent le monde. D’abord transformé pour subvenir aux besoins premiers de l’homme, le bois est aujourd’hui essentiellement sublimé par l’artisan d’art. Dans les deux cas, l’artefact en bois garde l’empreinte et l’intelligence de celui qui le conçoit. Ce surplus d’âme et cette singularité traduisent les progrès techniques en même temps qu’ils symbolisent l’histoire de l’évolution humaine.
À l’origine, les tourneurs d’Aiguines ne fabriquaient que des objets utilitaires répondant à une demande précise, adaptés à une fonction. Aujourd’hui ces artisans détenteurs d’un savoir- faire séculaire portent un regard singulier sur la matière, un regard au croisement de la tradition et de l’innovation. Depuis le XVIe siècle, le petit village d’Aiguines, situé dans le Haut Var est le berceau d’un savoir-faire unique, qui attire aujourd’hui des artisans et des designers du monde entier. Cette activité est inextricablement liée aux ressources forestières locales que les villageois ont su tour à tour exploiter. Pendant les périodes hivernales, les agriculteurs trouvaient dans la conception d’objets utilitaires une activité de substitution.
Mais la renommée de ce petit village situé aux confins du département du Var est due à la fabrication des boules cloutées, ancêtres des boules de pétanque en acier. Le jeu de boules est né sur les rives de la Méditerrannée il y a plusieurs millénaires. Dans un premier temps fabriquées en pierre sous l’Égypte antique, les boules sont conçues en bois dès l’époque romaine. C’est pour pallier leurs déformations que les villageois d’Aiguines eurent l’idée de les renforcer en les cloutant partiellement, puis intégralement. Alors que les hommes réalisaient le travail de tournage à partir de racines de buis, les femmes s’occupaient du ferrage sur la place du village. Les racines de buis — essence de bois « libre et gratuite » puisque localement abondante — étaient déterrées par les paysans dans des zones souvent difficilement accessibles, séchées pendant de nombreuses années, et tournées par l’artisan. Jusque dans le premier quart du XXe siècle, le travail du tourneur sur bois est essentiellement manuel, l’électrification du village apportera aussi le moteur électrique. Le ferrage des boules réalisé à l’aide de clous à têtes plates en acier, en cuivre ou en laiton permettait la création de motifs polychromes. Il s’agissait alors de personnaliser l’objet utilitaire, de le doter en quelque sorte des armoiries du bouliste. La renommée de ces boules dépassa les frontières du pays provençal, elles furent exportées aux quatre coins de la France et de ses colonies. Ce travail minutieux et chronophage perdura jusqu’à la fin des années 1920, lorsque la dernière usine en activité fut ravagée par un incendie dévastateur. Aujourd’hui, ces boules sont devenues des objets de collection appréciés par les amateurs pour la beauté de leur forme. Ainsi, l’objet usuel dépassant sa fonction première est détourné pour acquérir un nouveau statut. Depuis les années 1950, le développement du tourisme a encouragé les tourneurs d’Aiguines à produire de manière autonome, comme des artisans indépendants.
Georges Henri Rivière, grand muséologue et ami de Charles et Marie-Laure de Noailles créait en 1977 avec Anne Gruner Schlumberger une association permettant: « la conservation et la mise en valeur des témoignages de la vie et de la culture dans le Haut Var ». En 1980, il inaugura le premier musée d’Aiguines, dont la collection est actuellement déposée au musée des Arts et Traditions populaires de Draguignan.
Aujourd’hui encore, la plupart des outils qui servent à la conception d’objets sont fabriqués sur mesure par les artisans eux-mêmes. La précision de ces outils combinée à la dextérité de ces artisans permet de transformer la matière brute vivante, de jouer de ses défauts, de repousser ses limites formelles.

Depuis l’ouverture en 2012, d’un musée et d’un centre de formation en tournage d’art contemporain, Aiguines attire des artisans du monde entier porteurs de savoir-faire vernaculaires. Le village du Haut Var est ainsi devenu le foyer d’une émulation sans précédent, la niche d’une communauté qui fédère et favorise l’émergence de nouveaux savoirs. Les artisans d’Aiguines, garants de connaissances et de pratiques séculaires, s’évertuent à ce que ce patrimoine soit une source d’inspiration pour les designers d’aujourd’hui. Car la tradition c’est aussi l’évolution, l’adaptation permanente des techniques et des formes, le reflet de la création d’une époque.

Éléa Le Gangneux
Historienne - Université Paris Sorbonne / INHA

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